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Marcher avec, rencontre avec Anne-Laure Gausseron

Le petit, l’infime, en dialogue avec l’universel. La souffrance, la plaie…  en tension avec l’hospitalité, la joie d’être ensemble. Rencontre avec Anne-Laure Gausseron, oblate de la Congrégation du Grand-St-Bernard, qui incarne de manière particulière l’aventure qui unit la paroisse de Martigny-Ville au monde entier. Extraits choisis.

Raconte-moi le Foyer Abraham ?  

Cela fait bientôt 6 ans que le Foyer Abraham existe. C’est tout d’abord un lieu d’accueil, le mercredi après-midi, pour une population principalement migrante. Des mamans viennent pour les cours de français, les enfants pour l’aide aux devoirs, les petits pour les jeux, les adolescents pour le soutien scolaire. Les vacances à la Maison St-Pierre, elles, sont partagées par des familles réfugiées et des personnes seules : des parenthèses de 4 jours à Bourg-Saint-Pierre, été comme hiver, qui rassemblent entre 40 et 60 personnes. Le programme s’y construit jour après jour, comme des vacances en grande famille, tous ensemble.

Le Foyer Abraham organise aussi des sorties à la journée. On part, Suisses comme réfugiés, à cinq ou à vingt. De la marche sur un bisse à l’invitation au golf à Verbier, peu importe : ce qui se tisse, c’est la fraternité, c’est le lien, l’être-ensemble. Pareil pour les activités diverses issues des compétences des bénévoles, des désirs et richesses de chacun : art-thérapie, peinture, confitures. Cet échange fraternel se vit aussi le lundi en fin de journée au Café du Parvis, aménagé au sous-sol de la Maison paroissiale. Enfin, il y a aussi les visites aux familles, les amitiés, le temps partagé, les aides et accompagnements divers.

Une aventure passionnante

Je me sens privilégiée de connaître des personnes réfugiées et je me rends compte que c’est un peu rare d’entendre : « Tiens, il y a des Syriens qui viennent d’arriver, c’est super ! » Les migrants sont porteurs d’enjeux beaucoup plus larges qu’eux-mêmes : politiques, économiques, religieux, identitaires… On peut en débattre évidemment. On peut rester à l’ombre d’une théorie ou d’une autre. On peut être pour ou contre. On peut ne pas aimer les étrangers. On peut avoir peur. C’est bien la liberté de chacun. Mais il y a une chose qui change tout : c’est la rencontre. Non pas avec une image, un chiffre, un quota mais avec une personne.

 

Et quelle aventure formidable qui se joue dans l’inattendu et l’altérité ! Je remarque depuis toutes ces années combien – et cela peut paraître paradoxal – la rencontre est étonnament simple. Moins de fioritures et de masques sociaux. Même quand il y a la barrière de la langue, la relation se fait immédiatement autrement. Un regard, un geste comme si rien ne devait empécher la rencontre. C’est assez confondant. Ces hommes et ces femmes bien rapés par la vie me disent dans leur attitude quelque chose de l’espérance, de la lumière, de Dieu. C’est simple. Et ça c’est vraiment pour moi une source de joie.

 

Eviter les enclaves

Ce qui me tient à cœur, c’est que ce vécu avec les migrants ne devienne pas quelque chose à part. Qu’il soit hors église, hors vie paroissiale… Avec les bénévoles venus d’horizons divers, nous essayons de créer bien modestement une sorte de toile d’araignée, un maillage heureux à Martigny pour que des familles réfugiées connaissent de nouvelles personnes. Quand le noyau familial s’élargit, le réseau de connaissances aussi, cela devient immanquablement un appui précieux pour les familles ou personnes seules exilées. Des liens se tissent pour s’apprivoiser, écouter et s’approcher du monde de l’autre. Et nous devenons tous ainsi beaucoup plus riches.

Bénévole, au service d’une fécondité

Le groupe compte environ une soixantaine de bénévoles. Il y a littéralement de tout et déjà ça c’est une bonne nouvelle. Il n’est pas demandé d’être particulièrement efficace ou performant. L’enjeu de ce groupe est avant tout de permettre à des personnes, qui ont envie de servir et de se donner, de le faire dans un espace où ils ne se mettent pas une pression démesurée, où ils peuvent se sentir accueillis tels qu’ils sont et s’engager selon leurs charismes et leurs désirs. Une belle diversité qui est un ferment fort. On marche ensemble.

 

J’aime beaucoup Etty Hillesum lorsqu’elle dit : « Mon faire consistera à être ». Dans l’accompagnement des personnes réfugiés, l’expérience des mains vides arrive assez vite. Pas toujours facile d’accepter dans certains cas de ne rien pouvoir faire pour changer ou améliorer la situation. Avec le groupe, j’expérimente de plus en plus que lorsque je ne fais pas, ce que je suis peut me paraitre insignifiant; alors qu’en fait il est aussi un essentiel qui dit Dieu, même malgré moi. Etre là, dans la justice, dans la paix, dans une hospitalité offerte. Etre là.

 

Marcher avec

Marcher avec les migrants. A côté, avec, et non pas à leur place. Je pense à Jésus marchant sur le chemin d’Emmaüs avec les disciples tristes en les invitant simplement à dire ce qui les bouleverse. Une attitude bien inspirante pour marcher avec, quelle que soit l’issue, qui peut être parfois douloureuse. Aller voir un jeune dans un centre de renvoi ; accompagner un couple – la femme est enceinte – qui continue sa route, qui fuit encore, sans savoir ce qui les attendra. Etre là, quoi qu’il arrive. Et essayer de ne pas se détourner de la plaie. C’est le chemin du consentement à la réalité et parfois dans l’histoire de certains réfugiés, au consentement à une injustice criante. J’ai bien du mal à certaines heures. Mais dès que j’habite ce consentement de la présence d’un Autre, un horizon se fait. « Dans la crèche, il y a la Croix », dit Edith Stein. Pas toujours facile de vivre ces deux moments en même temps et les tenir. Consentir à être écrasée par mon impuissance, ressentir la douleur qui est en face de moi et ne rien pouvoir faire, mais continuer à être là sans faillir. Dans cet équilibre précaire, Etty Hillesum m’inspire toujours: « J’aimerais être un baume versé sur tant de plaies ». 

 

Dieu

Plus je côtoie des personnes réfugiées, déracinées, abimées par la vie, plus j’expérimente mon impuissance et donc immanquablement mes propres fragilités. Et tout autant une force qui ne vient pas de moi mais m’est donnée par eux, donnée par Celui qui nous réunit. Je suis face à une femme musulmane, en grande détresse, déboutée… « Je vais prier. Si tu es d’accord ? »  Un moment saisissant quand je vois dans ses yeux, un reflet de la présence de Dieu. La rencontre devient communion. Grâce du moment. Grâce du don. C’est imprenable.

 

 

propos recueillis par Joëlle Carron